Extrait du journal « La Croix » 30-31 mai 1915 - A. L : L'ambulance au monastère (22-23 août 1914)

 

Un prêtre-brancardier communique à la semaine religieuse de Laval, 22 mai, ces intéressantes notes :

  

Chez les Carmélites

 

Dans le pays, les bonnes gens disent : le château. Et de fait, c’est une gentilhommière assez présentable avec son logis Louis XV, sa grande cour fermée de grilles, ses pavillons sur les côtés et par-derrière un vaste potager bordé de plates-bandes. Mais lorsque nous y entrâmes le 22 août 1914, vers 4 heures du soir, nous nous attendions bien à la trouver solitaire. La bataille de Virton battait son plein ; l’on entendait distinctement crépiter la fusillade. Les châtelains devaient avoir quitté depuis longtemps leur résidence. Peut-être quelque vieux serviteur était-il demeuré là par habitude autant que par devoir. Nul bruit ; nulle apparence de vie dans la cour déserte lorsque nos fourgons se rangent devant les communs. Déjà le médecin-chef, descendu de cheval, gravit le perron avec son assurance habituelle, réfléchissant au moyen de s’installer au plus vite ; car le temps presse et dans quelque temps les brancardiers vont nous apporter de l’ouvrage. Qui l’eut dit ? Une femme vêtue de bure ouvre lentement la porte et s’avance au-devant de lui : « Madame, dit-il avec un empressement un peu ému, permettez-moi de me présenter moi-même. Je suis le Dr L. chirurgien des hôpitaux de Paris. Je dois installer ici mon ambulance. » « Vous êtes ici, répond-elle, chez les carmélites, Monsieur le médecin-chef. Mes filles et moi, nous avons déjà soigné tant bien que mal quelques blessés, mais nous sommes bien heureuses et bien fières d’offrir l’hospitalité à une ambulance. » Et se tournant vers tous : « Soyez les bienvenus, messieurs, et disposez de la maison, vous êtes chez vous.

 

 

Le calme près de la bataille

 

Nous entrons. Quelle paix, quelle ineffable tranquillité dans cette demeure. Accompagnée seulement de quelques religieuses – la plupart ne parurent point – la supérieure nous conduit à travers les salles. « Ici l’ancien salon du château. Là, c’était la salle-à-manger. Ceci est la cuisine. Il y a encore les pavillons : vous pouvez soigner vos blessés tout à l’aise. » Et nous nous installons. Les paniers sont descendus des voitures, on en retire les médicaments et les pansements, les tables d’opérations se montent, chacun reçoit sa tâche. Tout cela se fait dans une atmosphère de calme qui nous surprend. Se peut-il que la bataille soit si près et que nos âmes en soient si loin ! La paix de cette maison de prières nous pénétrait. Inutile de dire que la plupart d’entre nous n’avait jamais franchi le seuil d’un monastère ; ils ne connaissaient des contemplatives que les calomnies d’une certaine presse. Ceux-même qui avaient connu des carmélites ne les avaient jamais approchées de la sorte. Elles ne semblaient nullement gênées par notre présence, mais se considérant, selon l’esprit de l’Evangile comme des servantes inutiles, elles ne se préoccupaient que de servir sans gêner. Dès qu’elles comprirent que nous suffirions aux soins des blessés, on les vit se retirer à la cuisine pour préparer des tisanes et des tartines de pain beurré. Et c’était encore comme nous l’avons su plus tard un acte de sublime charité. Ce pain, ce café, ce beurre constituaient toutes leurs réserves. Elles jeûnèrent ce soir-là.

 

Religieuse abnégation

 

Cependant les blessés arrivent. Les premiers n’ont été atteints que légèrement ; ils sont venus à pied. Mais voici des voitures pleines de blessés graves. La cour s’encombre vite. Partout on voit de pauvres, couverts de poussière et de sang. Il y en a jusque sur les marches du perron. De 4 heures du soir à 3 heures et demie du matin, on opère et on panse presque sans interruption. La maison de prières est devenue un hôpital. 500 blessés peut-être y vont passer la soirée et la nuit. Alors une grande question se pose. Où coucheront ces malheureux ? trouvera-t-on une place où les plus malades tout au moins goûteront un peu de repos ? « Il y a des chambres au premier étage » dit la supérieure. Et en effet, nous avions aperçu des religieuses qui descendaient l’escalier une à une, comme honteuses. Ainsi ces vaillantes femmes nous abandonnaient leurs cellules. Elles descendirent à la cave, seule partie disponible de leur maison ; sans doute elles passèrent la nuit à prier. Pourtant l’une d’elles nous dit qu’elle avait parfaitement reposé sur du varech…

 

« Sciez puisqu’il le faut »

 

Il fallait en grand nombre des paillasses et des matelas. Quand il n’en resta plus au monastère, la supérieure en fit chercher au dehors par le curé du village. Comme celui-ci, malgré tout son zèle ne pouvait plus en découvrir : « J’ai un officier gravement atteint, lui dit-elle, il me faut un matelas ! Il me le faut. » Et le bon curé dut en trouver un encore qu’il apporta sur ses épaules. Le rez-de-chaussée et les étages occupés, il ne resta plus de disponible que la chapelle et les blessés arrivaient toujours. Il fallut que Dieu même leur donna asile. Ce fut certainement le plus dur sacrifice que les religieuses aient dû consentir. Pour accéder à la chapelle il fut nécessaire d’entamer la grille de bois qui séparait le chœur des religieuses et le sanctuaire. Avant de s’y résoudre un infirmier, la scie en mains, interrogea d’un regard la supérieure : « Sciez, s’écria-t-elle, sciez puisqu’il le faut ! La charité avant tout. »

 

L’ennemi approche

 

Telles étaient ces religieuses aussi charitables que modestes. Ajoutons : aussi braves que charitables. Habitant le pays, elles sentaient parfaitement la progression du péril qui nous menaçait avec elles. Et en effet, vers 10 heures, la ligne de feu s’était déjà tellement rapprochée que les mitrailleuses semblaient crépiter à la lisière du pays. Un obus mit le feu à une barge de paille dans un champ voisin. Le ciel était tout embrasé. Nous dûmes clore les volets des salles de pansements. La canonnade y faisait tressaillir les bandes et le coton déposés sur les tables. Alors survirent les restes d’une compagnie du… C’étaient une vingtaine d’hommes épuisés. Ils assaillirent les robinets du jardin et dévorèrent les morceaux de pain et les quelques œufs que l’inépuisable bonté de la supérieure avait encore découverts. Ils nous garderaient disaient-ils. Cependant la nuit s’avançait sans nous apporter la victoire. Sur la route de Virton à Lamortean s’entassaient les troupes en retraite vers la France, fantassins et cavaliers, caissons et fourgons se mêlaient. C’était un défilé lugubre et interminable. Pourtant nous travaillions toujours. Ce fut seulement vers 4 h ½ qu’un ordre bref, déchirant retentit : « les paniers aux voitures ! » Nous étions abandonnés, l’ennemi arrivait. Il fallait partir. Mais alors les blessés que deviendront-ils ? Le docteur B. les gardera. « Je suis célibataire, a-t-il dit, je suis le plus jeune médecin. J’ai doublement le droit de rester. » D’un signe de tête ses collègues acquiescent au sacrifice. Silencieusement ils l’embrassent.

 

« Être si près de la France et ne pas pouvoir y rentrer. »

 

Déjà les fourgons touchent à la grille. Le médecin-chef va monter à cheval. Et les carmélites ? L’officier français bégaie un mot de remerciement à ces femmes qu’il ne reverra plus. « Oh, monsieur, lui répond la supérieure, si vous pouviez nous emmener avec vous ! Nous ne sommes pas Belges comme vous croyez sans doute, nous sommes Françaises. Vous ne saviez pas être chez les pauvres carmélites expulsées de Nancy. Mon Dieu ! être si près de la France et ne pas pouvoir y rentrer ! » Puis elle remonta le perron et referma la porte. Nous sûmes depuis que celle qui parlait de la sorte n’était autre que la fille du général de Sonis.

 

 

Parmi les trop nombreuses communautés en Belgique qui n’ont pu donner de leurs nouvelles ; se trouve le Carmel de Rouvroy. Vivent-elles toujours, ces Françaises si modestes, si charitables, si vaillantes ? Ou bien ont-elles succombé sous les coups et les outrages de l’ennemi ? A Ethe, village distant de quelques kilomètres, il y avait aussi une ambulance. Blessés et infirmiers auraient été fusillés, nous a-t-on dit ; et de la maison qui les abritait il ne resterait que des cendres. Qu’advint-il de Rouvroy ? Nous l’ignorons. Peut-être l’ignorerons-nous toujours. Il est vrai que la plupart des blessés furent évacués après notre départ. Mais les plus atteints demeurèrent. Leur présence a pu suffire à déchaîner le carnage.

 

Rappelons-nous leur dernier cri : « Mon Dieu, être si près de la France et de pouvoir y rentrer ! » Le cri de souffrance, ce cri de reproche qui retentit encore dans nos cœurs, puissent les oreilles françaises ne l’entendre plus jamais !

Le Journal Officiel du 4 juillet renferme la citation suivante :

« Les Carmélites de Rouvroi-Harnoncourt, toutes françaises, dont le couvent se trouvait presque au milieu du combat, se dévouèrent avec un courage inlassable en faveur des blessés qui affluaient et les soignèrent de leur mieux ; elles surent tenir tête aux exigences allemandes. »

Extrait d’une lettre de Mr François de Sonis à Mère Germaine après la guerre de 1914.

« J’allais oublier de te dire que j’ai dîner à Rabat avec un Mr de Baillencourt, qui m’a dit avoir cantonné chez toi au début de la guerre avec sa batterie. Il prétend que ce début chez vous a fait une impression très vive et salutaire sur ses hommes. Il m’a chargé de ses respectueux souvenirs pour toi et tes sœurs."

Tendresses.

 

François